de(s)générations 34

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Matière finie, coopérations infinies

Rédacteurs : Gaëlle Vicherd & Philippe Roux

Sommaire

  • Jean-Luc Nancy : Je vous laisse choisir le mot. Entretien avec Camille Fallen et Jean-Marc Cerino
  • Bernard Aspe : La mise au travail de la nature
  • 
Jérôme Baschet : Pour rendre l’innacceptable innacceptable. Entretien avec Gaëlle Vicherd, Jean-Marc Cerino et Philippe Roux
  • Alfredo Gomez-Muller : Le référent « inca » et la construction de l’idée de communisme(s)
  • Dalie Giroux : Marx indigène. Un devenir-terrien du communisme
  • Guillaume Lasserre : Lettre à Lois Weinberger
  • Jason W. Moore : Capitalisme et justice planétaire dans la « toile de la vie ». Entretien avec Michael Gaffney, Claire Ravenscroft et Casey Williams
  • Jacques Rancière : Le temps du paysage. Entretien avec Alexandre et Daniel Costanzo

Iconographie : Iconographie : Lois Weinberger et Mathieu Asselin


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Caractéristiques techniques

Date de publication : octobre 2021
Format : 14,8 x 21 cm - 96 pages
ISBN : 978-2-9570700-3-9
ISSN : 1778-0845

Édito

Depuis quinze ans, la revue travaille à maintenir des possibles révolutionnaires : elle garde comme horizon l’idée de communisme(s), en explorant ses plis et ses « déplis ». Si les discours fatalistes et désespérants referment chaque jour un peu plus la vie à venir, nous pensons que le désir et la nécessité d’une révolution sont aujourd’hui partagés par un nombre beaucoup plus important de personnes qu’il y a quinze ans. Les conséquences négatives de nos économies ultra-libérales sont désormais tangibles – bouleversements climatiques, destructions des éco-systèmes et leur cortège infini de répercussions – font qu’il est intenable de continuer à nier l’évidence : nous sommes en commun, et pas seulement avec le reste de l’humanité, mais avec l’ensemble du vivant et du non-vivant.

Cette conscience que nous ne sommes « qu’en relation avec des êtres et des choses », avec le « tout-monde » est de plus en plus partagée, et c’est une bonne nouvelle. L’écologie devient aujourd’hui, par la force des choses, un champ de connaissances incontournable pour imaginer le futur. D’un point de vue politique et philosophique, il y a bien sûr différentes tendances écologiques au regard desquelles nous souhaitons nous positionner. Pour de(s)générations, ce qui détruit les milieux et les relations, c’est le capitalisme.

Cette économie a en son cœur des logiques d’appropriation, d’accumulation, de croissance et d’accélération ; autant de logiques radicalement incompatibles avec les cycles et les équilibres physico-biologiques qui permettent nos conditions de vies dans un monde où la matière est finie. Comme nous le rappelle Bernard Aspe, « les lois de l’économie ne sont pas un déroulement historique, mais un programme porté par des militants ». La terreur économique qui s’abat sur la planète entière n’a rien de naturel ; elle est une politique, qu’il nous faut combattre, plus que jamais. Par conséquent, tout discours prétendument écologiste, qui ne remet pas radicalement en cause cette politique est vain et contre-productif. C’est-à-dire que ceux qui tentent d’instaurer une taxe sur les carburants individuels, d’interdire les touillettes en plastique ou encore de créer un bonus écologique pour l’achat d’une voiture neuve sont des militants d’un capitalisme vert, donc des ennemis objectifs. Que les choses soient claires : il n’y a pas de solution à la catastrophe écologique dans un tel cadre. Pour Félix Guattari, la seule réponse est d’opérer « une authentique révolution politique, sociale et culturelle réorientant les objectifs de la production des biens matériels et immatériels ». Bien au-delà du sort dramatique des ours polaires, des insectes et des oiseaux, c’est la question des besoins, du travail, des pratiques esthétiques et politiques qu’il nous faut repenser.

Les industries culturelles ont bien fait leur travail ; il est aujourd’hui plus facile pour une majorité d’entre nous « d’imaginer la fin du monde plutôt que la fin du capitalisme ». Ce sont les scénarios catastrophes qui, sur nos écrans, sont les seules alternatives au modèle dominant, ou plutôt, sa fin anticipée. Nos imaginaires massifiés sont verrouillés : pas d’autres mondes possibles.  Ce sera le libre marché ou la mort. C’est sur ce terrain que nous voyons une certaine collapsologie pour laquelle l’effondrement serait inéluctable, gagner peu à peu les esprits. Dans cette optique, lutter collectivement contre ce qui nous détruit serait donc vain ; mieux vaut nous préparer à (sur)vivre dans les ruines. Tout en étant lucides sur la catastrophe en cours et fort inquiets des difficultés que nous aurons à affronter, il est impensable pour nous d’abandonner le désir, fût-il utopique, d’un monde vivant et vivable. Nous nous tournerons donc vers des travaux qui ouvrent des possibles.

Il a existé et existe encore, en archipels, diverses façons d’habiter, de s’organiser, de se nourrir, etc., qui n’épuisent pas les milieux et les êtres qui les peuplent. Mais sans sortie de l’ordre économique actuel, ces îlots sont voués à disparaître. Ces « dehors au capitalisme » qui doivent continuellement être maintenus et ré-inventés, n’auront d’avenir qu’accompagnés de stratégies d’affrontements. Il nous faut construire des « espaces libérés » et détruire ce qui nous détruit, c’est-à-dire s’attaquer, par une mobilisation massive de la population, aux structures de dominations capitalistes. Il nous faut penser le micro et le macro ensemble pour envisager un démantèlement de l’actuel système productiviste-destructeur. Travailler le lien entre communalisme et révolution globale pour enfin dépasser les paradigmes en partie obsolètes des siècles derniers. Ces deux stratégies aujourd’hui, non seulement ne s’opposent pas, mais ont une opportunité historique de jonction. La crise systémique que nous vivons détériore désormais de manière irrémédiable les conditions de vie des humains et des vivants en général, ce qui rend à la fois plus urgentes les pratiques de blocage de l’économie et plus désirables les « vies autres ». Cette conjoncture « peut conduire au point de rupture des digues de contention de l’intolérable » et amorcer un basculement vers des « possibles désirables ».

Relire Marx aujourd’hui, c’est refuser les usages dominants qui en ont été fait au XXe siècle. Les mouvements ouvriers ont essentiellement « gagné » en matière de redistribution. Redistribuer pour développer la société de consommation. Rien de plus. Toutes les expériences qui remettaient radicalement en cause les fondements du système productiviste ont été plus ou moins rapidement écrasées ; luttes anti-coloniales, écologistes bolcheviks, auto-gestions ouvrières, etc. Jason Moore et John Bellamy Foster nous rappellent que Marx eut très tôt conscience de la dimension destructrice du capitalisme sur les milieux, désignant ce dernier non seulement comme un système qui redistribue mal, mais comme un système qui produit mal. Pour sortir de ces impasses, nous devons bien avoir en tête que cela ne se fera pas sans heurts majeurs et que nous devrons impérativement revoir à la baisse nos exigences de confort bourgeois, de distractions, de loisirs et d’agréments. Quand Bruno Latour écrit : « La prise du pouvoir est une fioriture à côté de la modification radicale de notre “train de vie” », nous sommes en accord avec lui. Mais s’il entend par là abandonner la visée de l’action politique de masse, alors nous sommes en désaccord sur ce point. Stratégiquement, comment atteindre un rapport de force du même ordre de grandeur que l’économie organisée mondialement sans envisager de passer par ce que Frédéric Lordon appelle le « point L » ?

Il faut se remettre à imaginer avoir prise sur l’économie globale en relisant Marx à l’ère du réchauffement climatique et de l’épuisement des ressources. Nous ne pourrons nous y attaquer sans la coopération active du « prolétariat », fût-il nomade (comme le qualifie Badiou), des « subalternes », des « surnuméraires », des « sans » (sans-voix, sans-papiers, sans-domicile, sans-emploi, sans-part,…). En politique, tout est dans le nombre. Et le nombre, du moins en Occident, est pour l’instant sous antidépresseurs, coincé entre un rayon de supermarché, un travail aliénant – s’il en a un – et une série Netflix. La situation est grave et désespérante, mais c’est dans ces situations que peuvent naître les luttes les plus déterminées. Marx considérait que l’activité révolutionnaire était nécessaire pour changer les hommes et les circonstances ; la lutte a une valeur pédagogique. Le mouvement des Gilets jaunes en a été un exemple à plusieurs égards (co-éducation politique, économique, écologique, sociologique, …). « Travaille ! Consomme ! Et ferme ta gueule ! » semble être le mot de la fin d’une modernité malade. En France, comme ailleurs dans le monde, monte le désir d’un changement radical. Ce sont nos ennemis – les militants du capital – qui nous veulent désespérés, habités par la peur et les passions tristes qui inhibent la réflexion et l’action. « Ça suffit la connerie! »

La fiction progressiste qui consistait à améliorer nos vies par le développement économico-productiviste touche à sa fin. Cette prise de conscience, désormais massive, nous permet de dessiner une nouvelle ligne de front ; d’un côté ceux qui veulent « coûte que coûte » persévérer dans des logiques d’appropriation, d’extraction et d’accumulation ; et de l’autre, ceux qui ont conscience qu’ils sont inclus dans la matière du monde et qui souhaitent fonctionner par des méthodes d’association, d’entraide, de symbiose, en sécession avec la concurrence généralisée et la sélection par l’argent.

Du prolétaire occidental désœuvré, aux paysans indiens en lutte contre les réformes agricoles, des manifestants chiliens aux femmes de ménage de l’hôtel Ibis des Batignoles, des places tunisiennes aux saboteurs de pipeline du Dakota, des autochtones des Chiapas à l’Amazonie, en passant par toutes les ZAD et ronds-points du monde, toutes ces luttes, aussi différentes soient-elles dans leur généalogie et leur géographie, ont en commun de refuser de donner ce que demande à la terre et aux peuples ce modèle économique mortifère. Le capital a un ennemi colossal, c’est le réel de la nature qui lui impose ses limites. Dans ce numéro, matière finie, coopérations infinies ainsi que dans le suivant attaquer l’attaque, éco-communisme, nous souhaitons contribuer à mettre en avant les luttes, les expériences et les théories qui ouvrent des horizons post-capitalistes.
    
Gaëlle Vicherd

DES-34

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Ont participé à De(s)générations n°34

Bernard Aspe, Mathieu Asselin, Jérôme Baschet, Dalie Giroux, Alfredo Gómez Muller, Guillaume Lasserre, Jason W. Moore, Jean-Luc Nancy, Jacques Rancière, Loïs Weinberger.